C’est la règle ! Chaque fois qu’un César de carton-pâte est couronné roi aux Etats- Unis, les « élites » locales se désolent de n’avoir rien vu venir. « Je ne comprends pas comment Reagan a pu être élu, car tous mes amis ont
voté contre lui », se lamentait une
couturière new-yorkaise après la victoire de l’acteur en 1980. Honni sur les
campus et mis en pièces par les satiristes, Donald Trump a pareillement, pour
mieux rafler la mise, accumulé les énormités. Furieux « bouffeur de rouges »,
Joe McCarthy stupéfia, lui aussi, au début des années 50 la gente pensante qui
jugea d’abord insignifiant ce bravache en fer-blanc. Jusque-là, McCarthy ne s’était signalé que par
sa campagne contre le rationnement du sucre, une survivance des années de
guerre. Sa notoriété n’avait pas dépassé les frontières du Wisconsin dont il
avait été élu sénateur en 1947. Ses collègues le considéraient comme un
drôle de drille, un peu braillard et trop porté sur le bourbon.
Pour lancer sa
croisade contre « l’araignée rouge », le futur « grand
inquisiteur » choisit une cérémonie à la gloire d’Abraham Lincoln, ignorant
sans doute que, du temps de la guerre civile, le vainqueur du Sud avait
entretenu une correspondance amicale avec Karl Marx…
donner à la presse sa ration de gros
titres
D’entrée de jeu, McCarthy fignole la méthode qui va assurer son ascension : cajoler la presse, en lui donnant chaque jour sa ration de gros titres, et préférer à l’accusation précise l’insinuation. Comédien consommé, il extirpe ainsi de sa poche, devant son auditoire abasourdi, une feuille où seraient inscrits les noms de 205 hauts fonctionnaires à la solde du Kremlin et « couverts par le secrétaire d’Etat, Dean Acheson lui-même » ! Pur bluff, car, pressé des mois plus tard de préciser sa pensée, il réduira la liste à 58, puis
Au bûcher cinéastes, -généraux, simples citoyens…McCarthy - ici, à g. – pourchasse jusqu’aux homosexuels, qui“constituent un risque pour lasécurité de la nation, car ils sont vulnérables au chantage”. Pas dechance, son assistant, Roy Cohn - à d. -, se fera épingler pour son penchant pour les hommes.
finalement à cinq «
suspects » d’ailleurs exempts, après enquête, du moindre flirt avec Moscou. Il
n’empêche qu’en ce printemps 1950 l’élu du Middle West a bien choisi son moment
pour ffoler une Amérique qui s’estime en état de siège. Deux ans plus tôt, la
Chine a viré au rouge, et en 1949 l’URSS a effectué, contre toute attente, son
premier essai nucléaire. Ex-conseiller
du président Roosevelt
à la conférence de Yalta, Alger Hiss vient d’être reconnu coupable d’espionnage
et les époux Rosenberg ont été incarcérés pour avoir fourni à l’URSS des
renseignements sur la fabrication de la bombe A.
Surtout, l’embrasement
de la planète paraît imminent depuis que, en Corée, l’Est et l’Ouest en sont venus
aux armes, deux ans tout juste après le blocus de Berlin par Staline… Vu l’urgence du péril, toute réticence sur les
méthodes de McCarthy s’apparente ainsi à de la haute trahison. « Quelle douche froide ! Les Américains étaient
sortis de la Seconde Guerre mondiale convaincus de leur supériorité morale et matérielle,
et voilà qu’ ils accumulaient les camouflets !
L’ idée d’une trahison
au coeur même de l’Etat s’est donc vite imposée comme la seule explication
possible », rappelle l’historien américain David Oshinsky.
Quand Truman craint de passer pour un faible
McCarthy va exhiber comme premier trophée le scalp de John S. Service. Sinologue réputé du Département d’Etat, ce dernier a été chargé d’explorer, au plus fort de la guerre civile chinoise, l’éventualité d’un partage du pouvoir entre communistes et nationalistes. Sûr de triompher, Mao n’a nulle intention, en bon stalinien, de transiger. « Il conviendrait plutôt, suggère Service, dans son rapport, de tâter ses intentions à l’égard de l’Amérique. »Un constat qui lui vaut d’être taxé de « défaitisme » puis congédié par Harry Truman. Mis en joue par les ultras, le président redoute par-dessus tout d’être accusé de faiblesse. De plus, Service a aggravé son cas en fréquentant Harvard… Un « repaire notoire,selon McCarthy, de snobs bolchevisants ». Au total, la traque méthodique des fonctionnaires « suspects » ›
Coupables d’« outrage au Congrès », ces fortes têtes s’étaient
retranchées derrière le premier amendement de la Constitution – qui garantit la
liberté d’opinion – pour refuser de coopérer avec la Commission des activités
antiaméricaines. Ils écopèrent de six mois à un an de prison.
En plus de Chaplin,
Jules Dassin et Joseph Losey seront, plus tard, acculés à l’exil. Dalton Trumbo, lui, continuera à écrire, à
l’insu du public, des scénarios sous divers patronymes. C’est seulement en
1959, après l’épuisement de l’hystérie antirouges, que son nom réapparaîtra
dans les génériques d’Exodus et de Spartacus.
« Ma condamnation pour outrage au Congrès était, avoua-t-il, parfaitement justifiée, car je n’avais que du mépris pour ces
guignols. »
Tout le monde n’étant pas, comme Trumbo, douépour l’héroïsme, on
ne dénombre qu’une minorité de réfractaires qui osèrent tenir tête à leurs
persécuteurs. « Je ne sais pas si je
suis communiste, mais mon compte en banque, lui, a toujours été dans le rouge !
» rétorque
Woody Guthrie, le barde de l’Amérique ouvrière, quando on le
prie de rendre des comptes. « C’est votre commission qui a des activités
antiaméricaines », proteste Humphrey Bogart, « coupable »
d’avoir affiché treize ans plus tôt son soutien à la République espagnole.
Victime oubliée de
cette pantomime, le compositeur Elmer Bernstein décide de brûler ses vaisseaux
: «
Les seuls dans cette salle qui minent la Constitution sont mes accusateurs
eux-mêmes ! » Plus nombreux sont les renégats qui décident de « lâcher des noms » pour
se solde par 739 révocations. Une « liste grise », sorte de
purgatoire en attente du pire, provoque, elle, 7 000 démissions.
« Nous ne vaincrons pas les adeptes de Staline
àl’étranger, en adoptant, ici, les méthodes de McCarthy »,proteste mollement Harry Truman. Un voeu
pieux, car le sénateur obtient carte blanche pour expurger les bibliothèques du
Département d’Etat et des ambassades américaines des écrits réputés «
subversifs », exception faite, toutefois, de la Déclaration d’indépendance… De
son côté, le FBI ne chôme pas. Le passé politique de 3 millions d’Américains
est observé à la loupe. Avoir pétitionné pour l’aide à l’URSS, du temps
encore tout proche de la guerre contre Hitler, vaut aveu de
culpabilité. Relégués
dans une bourgade texane, deux agents du Bureau fédéral produiront même, des mois
durant, force rapports sur une cellule fantôme de métayers bolcheviques pour
justifier leurs appointements
! Un prélude à la mise au pas des metteurs en scène et des
acteurs.
Purges dans le show business
« C’est à Hollywood que
se trouve le coeur du dispositif destiné à renverser le gouvernement », tranche l’honorable
John Rankin, le comparse de McCarthy au Congrès. Sur le « front » culturel
aussi, le FBI a montré la voie. Les argousins d’Edgar Hoover scrutent depuis vingt
ans les films « litigieux ». A cause des Temps modernes et du Dictateur, preuve, estime le
Bureau fédéral, d’un « antifascisme prématuré », Charlie Chaplin est,
de loin, son suspect préféré. La mise
à l’index des Raisins de la colère, fresque rageuse sur la Grande Dépression, ne
surprend pas. Plus
étonnants sont les commentaires du FBI sur La vie est belle, gentile bluette de
Frank Capra. « Le banquier du film, souligne leur rapport,
est
arrogant et brutal. Le
procédé habituel des communistes pour distiller leur propagande »…
Impatients de donner des gages, les studios de Hollywood se
séparent des brebis galeuses et s’engagent à respecter les consignes des
censeurs. Plus question de vilipender la libre entreprise, de « calomnier les riches et de s’attarder
complaisamment sur les conflits sociaux ». Pour faire bonne mesure, une écurie de tâcherons de la pellicule
est chargée de réaliser une avalanche de navets antirouges. Dans Comment j’ai épousé un communiste, l’héroïne apprend aux spec-
good bye uncle sam
- le 17 avril 1953, Charlie Chaplin arrive à londres après avoir liquidé
ses dernières possessions aux etats-unis et rendu son visa. il n’y reviendra
plus jamais. Harcelé depuis des années par le FBI qui assimile son pacifisme
revendiqué à du communisme, le cinéaste se réfugiera en Suisse.
tateurs à détecter le commie
qui viendrait à se glisser
dans leur entourage. L’énergumène est fébrile, forcément débraillé et, surtout,
il utilise des mots de plus de trois syllabes… « En fait, résume l’actrice Lauren Bacall, la peur régnait déjà sur les plateaux depuis la
condamnation des “dix de Hollywood” en 1947. »Coupables d’« outrage au Congrès », ces fortes
têtes s’étaient retranchées derrière le premier amendement de la Constitution –
qui garantit la liberté d’opinion – pour refuser de coopérer avec la Commission
des activités antiaméricaines. Ils écopèrent de six mois à un an de
prison.
En plus de Chaplin,
Jules Dassin et Joseph Losey seront, plus tard, acculés à l’exil. Dalton Trumbo, lui, continuera à écrire, à
l’insu du public, des scénarios sous divers patronymes. C’est seulement en
1959, après l’épuisement de l’hystérie antirouges, que son nom réapparaîtra
dans les génériques d’Exodus et de Spartacus.
« Ma condamnation pour outrage au Congrès était, avoua-t-il, parfaitement justifiée, car je n’avais que du mépris pour ces
guignols. »
Tout le monde n’étant pas, comme Trumbo, doué pour l’héroïsme,
on ne dénombre qu’une minorité de réfractaires qui osèrent tenir tête à leurs
persécuteurs. « Je ne sais pas si je
suis communiste, mais mon compte en banque, lui, a toujours été dans le rouge !
» rétorque
Woody Guthrie, le barde de l’Amérique ouvrière, quando on le
prie de rendre des comptes. « C’est votre commission qui a des activités
antiaméricaines », proteste Humphrey Bogart, « coupable »
d’avoir affiché treize ans plus tôt son soutien à la République espagnole.
Victime oubliée de
cette pantomime, le compositeur Elmer Bernstein décide de brûler ses vaisseaux
: «
Les seuls dans cette salle qui minent la Constitution sont mes accusateurs
eux-mêmes ! » Plus nombreux sont
des renégats qui décident de « lâcher des noms » pour sauver leur
carrière. Les réalisateurs Edward Dmytryk et Elia Kazan sont de ceux-là.
L’acteur Sterling Hayden,venu au communisme à la suite de son parachutage dans
les maquis titistes, restera taraudé par sa « trahison ». « J’étais un rat ! A cause de moi, mes
meilleurs amis ont perdu leur gagne-pain », enrageait-il encore sur son lit de mort.
Ethel et Julius Rosenberg, victimes expiatoires de la paranoia antirouges, ils finiront
sur la chaise électrique en 1953.
On notera que les plus enragés à accabler les accuses – de John Wayne à Ronald Reagan – avaient, à l’inverse de Hayden, contemplé la guerre de loin… Une circonspection qui va manquer à McCarthy pour assurer sa survie politique. Hollywood « nettoyé », le voilà condamné, pour rester à la une, à trouver de nouvelles cibles. Pourquoi pas l’armée, même si,
en pleine guerre froide, elle demeure l’arche sacrée de
l’américanisme ? Sûr de son fait, le sénateur taxe ainsi le général Marshall de
« tiédeur » face au péril rouge sous prétexte que le «
sauveur de l’Europe » refuse d’étendre la guerre de Corée à la Chine… Pour faire
bonne mesure, il accuse dans la foulée les Eglises protestantes « de constituer le plus vaste réseau d’aide au
communisme de la planète » !
Placé à la tête de la commission du Sénat sur la subversion, le
Torquemada du Middle West peut encore se croire intouchable. « Il est libre de convoquer n’ importe quel
ministre ou général pour le questionner », rappelled l’avocat Tony Gaenslen. De fait, McCarthy va charger son
bras droit, Roy Cohn, le « tombeur » des Rosenberg, de décortiquer le passé du
malheureux Ralph
Zwicker, un obscur
général soupçonné d’avoir couvert un subalterne « suspect ». Erreur funeste,
car Cohn est homosexuel, un travers malencontreux quand son patron clame que « les invertis
constituent un risqué pour la sécurité de la nation, car ils sont vulnerable au
chantage …
De plus, la presse
n’est pas longue à découvrir que le second du sénateur a tenté d’obtenir une
affectation de complaisance pour son amant appelé sous les drapeaux… La salle
des auditions du Sénat où McCarthy avait brisé tant d’existences va être le
théâtre de son anéantissement. Fred Fisher, l’avocat de l’armée, évite d’abord
le choc frontal, en protestant que l’honnête
Zwicker a toujours
montré un patriotisme sans faille. Fidèle à sa méthode, McCarthy brandit alors
la carte d’adhésion d’un stagiaire de Fisher au syndicat des avocats, « une organisation, glapit-il, qui, comme chacun sait,
roule pour les rouges ». La salle frémit et 20 millions
d’Américains – car les débats sont retransmis en direct – retiennent leur
souffle. Fisher profère,
alors, la phrase fatidique que les milliers de victimes du
matamore rêvaient de prononcer : «
N’avez-vous, sénateur, aucune décence ? Qui vous autorise à vouloir détruire la
vie de ce jeune homme ? » D’un
seul coup, la peur s’évapore. En une poignée de secondes, le
costaud de saindoux est restitué à sa vraie nature de démagogue
haineux. Pour la forme, il profère une dernière fois ses anathèmes mais la
mayonnaise ne prend plus. Par 67 voix contre 22, les sénateurs qui, la veille
encore, lui faisaient risette le répudient. « Si vous avez besoin d’un véritable ami à Washington,achetez-vous
un chien », notait déjà Harry Truman.
Devenu infréquentable,
McCarthy noie son amertume dans son verre, au point de trépasser en 1957, trois
ans plus tard, de ses excès de boisson. Roy Cohn, lui, sortira presque intact de cette débâcle et il
mettra, vingt ans plus tard, ses talents vénéneux au service de l’actuel
président (lire l’encadré, ci-dessous). Soyons justes ! Sans
McCarthy, Herbert Biberman n’aurait pas
été contraint d’émigrer au Mexique et d’y réaliser le Sel de la terre, chef-d’oeuvre du cinéma social…
L’HOMME QUI MURMURAIT
À L’OREILLE DE TRUMP…
Donald Trump dégringolera-t-il de son trône branlant à
la suite d’un tweet de trop ? Après tout, McCarthy régna
quatre ans sur le Sénat, avant d’être englouti par ses outrances. Faitpeu
connu, c’est Roy Cohn, l’ex-second du sénateur, qui fut l’un despremiers
à détecter chez Trump, lors d’une soirée à New York en 1977,l’envergure
d’un présidentiable. « Ils se téléphonaient plusieurs fois par semaine, jusqu’à la mort de Cohn, en 1986 »,
précise le journalisteJonathan
Mahler. De fait, « Roy le cynique » a enseigné à son poulainles
rudiments du métier. « Il faut, estimait-il,
d’abord comprendre que la mauvaise publicité
est quand même de la publicité… » Peu importe qu’Obama soit ou non le « fondateur de
l’Etat islamique »et la Suède, vraiment « ravagée par le terrorisme », l’essentiel est
d’occuper les unes et d’y rester. Ensuite, désigner un ennemi
d’autant
plus mortel qu’il avance masqué. Hier, les communistes,nichés au coeur de l’Etat. Aujourd’hui, les Latinos, supplétifs
de laChine, puisqu’ils menacent de l’intérieur la cohésion de la
nation.Seul hic : pour durer, Trump est condamné à inventer, chaque jour,
denouveaux complots, sous peine d’endurer le sort de McCarthy,
jeté aux
oubliettes lorsqu’il se découvrit en panne d’hérétiques à faire
rôtir…