Dennis Suffert
Un demi-siècle plus tard, les versions divergent encore.
Qui fut l’agresseur dans ce qui allait être la guerre des Six-Jours ? Si l’on s’en tient à la séquence militaire, c’est assurément Israël. Le 5 juin 1967, à 7 h 10 du matin, c’est
bien le commandant de l’armée de l’air israélienne, le général Mordechai Hod, qui donne le signal d’une offensive qui va totalement surprendre la défense aérienne égyptienne.
Trente-cinq minutes plus tard, une grande partie de l’aviation égyptienne est anéantie au sol. Les chars israéliens peuvent se lancer à l’assaut du Sinaï. La guerre est gagnée avant d’avoir commencé. Le journaliste Éric Rouleau
parle alors de « la guerre des six heures »…
Mais, selon l’État hébreu, la véritable agression remonte au 22 mai, lorsque le maréchal Abdel Hakim Amer, ministre égyptien de la Défense, ordonne l’interdiction à tout navire battant pavillon israélien d’entrer dans le détroit de Tiran, soumettant ainsi le port d’Eilat à un blocus inacceptable.
Quoi qu’il en soit, cette guerre-éclair va bouleverser la vie des Palestiniens et reconfigurer le conflit. Après le très inéquitable « partage» décidé le 29 novembre 1947 par l’ONU, la partie de territoire qui leur reste va être à son tour accaparée par Israël, s’emparant de la Cisjordanie, jusqu’ici sous administration jordanienne, et du plateau syrien du Golan, au nord-est du pays. Les Israéliens prennent aussi
Gaza à l’Égypte, et entrent en conquérants dans la vieille ville arabe de Jérusalem. L’histoire des « Territoires palestiniens occupés » commence.
De façon prophétique, un homme, le sociologue Maxime Rodinson, avait écrit deux mois plus tôt un article retentissant dans la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes. Son titre à lui seul avait scandalisé les sionistes :
« Israël, fait colonial ? ». Rodinson avait l’immense mérite d’identifier la véritable nature du conflit israélo-arabe, qui allait devenir israélopalestinien.
Avec l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, la question coloniale allait se déplacer. Non pas que le fait colonial originel puisse être contesté, mais parce que la colonisation des Territoires palestiniens issus de l’armistice de 1949 allait, à partir de juin 1967, devenir le nouvel enjeu et former les contours d’un État en perpétuel devenir.
La guerre de juin 1967 a eu un autre effet important. Elle marque l’autonomisation définitive du mouvement palestinien, conscient d’avoir été lâché par les grandes capitales arabes. L’accession en 1969 du leader nationaliste
Yasser Arafat à la tête de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), jusqu’ici sous tutelle égyptienne, va concrétiser cette mutation.
Pour ce nouveau combat, les Palestiniens vont au moins disposer d’une référence de droit international. La résolution 242 du Conseil de sécurité, adoptée le 22 novembre 1967, à l’unanimité des 15 membres, souligne « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre » et exige « le retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés ». Un texte qui fait aujourd’hui encore, et plus que jamais,
d’Israël un État en infraction avec le droit international.
La suite n’est que la longue histoire des hypocrisies et autres lâchetés internationales pour éviter d’appliquer cette résolution.
Tout au long de ces cinquante années, les concessions palestiniennes ont été multiples.
À partir de 1974, une série de contacts officieux montre que l’idée de la reconnaissance de la réalité israélienne mûrit dans l’esprit des dirigeants palestiniens. L’intervention de Yasser Arafat à la tribune de l’ONU en novembre 1974
en témoigne : « Je viens devant vous, s’écrie-t-il, un rameau d’olivier dans une main et le fusil du combattant dans l’autre. » Éric Rouleau parle « d’un virage en épingle à cheveux sur la route conduisant à la création d’un mini-État
palestinien, indépendant et souverain, aux côtés d’Israël ». Tandis que cette hypothèse prend consistance, la résistance palestinienne s’organise. C’est le temps des feddayin. Arafat a deux fers au feu, l’un militaire, l’autre diplomatique.
L’énumération des plans de paix parrainés par les États-Unis serait fastidieuse et impossible dans les limites de cet article. Depuis le plan Rogers en 1969 jusqu’aux derniers efforts de John Kerry en avril 2014, les projets, plus ou
moins sincères, ont presque tous buté sur le refus israélien. Un refus toujours couvert par le grand tuteur américain.
Dans ce long cortège de plans inaboutis, il faut évidemment faire un sort particulier aux accords d’Oslo de septembre 1993, qui ont généré un espoir planétaire. Conséquence
directe de la première Intifada lancée en 1987, ils marquent le début d’un processus d’autonomisation administrative du territoire palestinien, comprenant la création d’une Autorité,
embryon d’un futur gouvernement. Mais, en vérité, rien n’est dit du statut final. L’État palestinien n’est à aucun moment évoqué. Et le texte n’interdit même pas explicitement la poursuite de la colonisation. Le grignotage permanent
des territoires palestiniens, après l’annexion de Jérusalem-Est en 1980, ne cesse de ruiner l’enjeu même du processus. Le désespoir des populations favorise la montée des islamistes du Hamas et affaiblit Arafat. L’assassinat par
un extrémiste juif du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, en novembre 1995, la vague d’attentats commis par le Hamas au cours du premier semestre de 1996 et le retour en force de la droite à la tête d’Israël ont eu raison d’un
accord qui était de toute façon biaisé.
Le sommet de Camp David en juillet 2000 s’est refermé comme un piège sur les Palestiniens. Arafat ne pouvait entériner une colonisation qui avait pratiquement doublé
depuis septembre 1993. La suite est connue : deuxième Intifada, répression féroce, offensives meurtrières sur Gaza… Jamais la communauté internationale n’a voulu exercer la moindre pression sérieuse sur Israël. À partir des années 2000, la montée de l’islamisme a servi d’alibi aux dirigeants israéliens et américains pour discréditer la cause palestinienne.
Cinquante ans après la guerre des Six-Jours, l’hypothèse de la solution à deux États est en grand danger.
Et le conflit est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase : celle de l’annexion rampante des territoires palestiniens et de l’apartheid.