Le Front populaire, « âge d’or » de l’union des
gauches, avec ses 40 heures et ses congés
payés, vit encore dans nos mémoires. En
revanche, l’émeute sanglante impulsée
par l’ensemble de la nébuleuse d’extrême
droite dans la nuit du 6 février 1934 en direction de la
Chambre des députés, qui ft 15 morts et 1 500 blessés,
a quelque peu disparu de nos radars… Et pourtant !
Cette insurrection éclate dans un contexte de profonde
crise économique et de paralysie de la classe politique.
La crise économique, venue des Etats-Unis (la crise
de 1929 arrive en France en 1931), est d’autant plus
ravageuse que l’Etat-providence n’existe pas encore,
encore moins les indemnités chômage.
Les gouvernements se succèdent, mais les politiques
étalent leur impuissance, et leur discrédit s’aggrave au fl
des ans. Le Parti radical-socialiste, « élu par les petits et
gouvernant avec les gros », « Le cœur à gauche, mais le portefeuille
à droite », selon des expressions de l’époque, est
le pivot de la IIIe
République. Face à la crise économique,
les radicaux n’oseront jamais impulser une politique
keynésienne de relance à l’image du New Deal de Roosevelt.
Les classes moyennes, dont le Parti radical se veut
le représentant, seront les premières victimes de la crise.
Les multiples scandales de corruption qui éclaboussent
le Parti radical participeront un peu plus à dégrader
l’image de « politiciens incapables et malhonnêtes ».
Entre socialistes et communistes, la situation n’est
marches
convergentes
Les ligues
nationalistes
emmenées par
l’Action française,
royaliste,
les Croix-de-Feu
et les associations
d’anciens
combattants,
convergent vers
le Palais-Bourbon
pour “balayer
cette Chambre
guère plus brillante. En 1934, le traumatisme de la
scission de Tours (1920) qui a donné naissance au Parti
communiste pèse de tout son poids. Sous l’impulsion de
l’Internationale communiste dirigée par Staline, le PC
pratique une politique systématique de dénonciation
des socialistes « valets de la bourgeoisie », « vendus
au système ». L’appel incantatoire au « front unique »
a pour objectif explicite de « plumer la volaille socialiste
», selon le mot d’Albert Treint, éphémère secrétaire
général du PC.
Quant au Parti socialiste, il pratique une politique
que Léon Blum lui-même qualifera parfois d’« inconséquente
». Refusant systématiquement l’exercice du
pouvoir, il monnaye continuellement son soutien au
Parti radical. Cette politique alimente une très grande
instabilité gouvernementale qui contribue largement
au succès de l’antiparlementarisme.
Cette situation intérieure peu réjouissante est aggravée
par un horizon international particulièrement
sombre. Mussolini tient l’Italie sous sa férule depuis plus
d’une décennie et Hitler est au pouvoir depuis un an…
un scandaLe poLitico-financier de trop
C’est dans ce contexte que l’afaire Stavisky éclate les
derniers jours de décembre 1933. « Ce juif étranger »,
comme aime à le souligner l’Action française, a escroqué
quelque 200 millions de francs grâce à la complicité active
du maire de Bayonne et le soutien de plusieurs parlementaires
radicaux. La presse découvre que la justice et la
police connaissaient depuis plusieurs années les agissements
de l’aventurier, objet de 19 poursuites judiciaires restées sans suite… Pour les journaux d’extrême droite,
Stavisky est le pur produit de « la finance métèque et
juive », « de la pourriture parlementaire et maçonnique ».
Le 8 janvier, la police étant venue l’arrêter, l’escroc
se suicide. C’est du moins la thèse ofcielle, mais personne
n’y croit. « Stavisky s’est suicidé d’une balle tirée
à 3 m. Voilà ce que c’est que d’avoir le bras long », ironise
le Canard enchaîné.
Les Ligues se déchaînent
Sous le vocable « ligues », on retrouve une grande diversité
d’organisations prônant toutes les thématiques
traditionnelles de l’extrême droite. Elles se présentent
souvent comme des associations d’anciens combattants
voulant retrouver « l’esprit d’union des tranchées ».
Quelques groupuscules se réclament ouvertement
du fascisme, mais restent assez marginaux. En
revanche, L’Action française, royaliste, avec son « nationalisme
intégral » et son antisémitisme viscéral, exerce
une grande infuence. De loin les plus nombreux, les
Croix-de-Feu prônent « la réconciliation nationale ».
Malgré leur organisation paramilitaire et leur reprise
des grands thèmes de l’extrême droite (à l’exception de
l’antisémitisme), les Croix-de-Feu récusent la stratégie
insurrectionnelle. Dans la nuit du 6 février, l’appel à
la dispersion lancé par leur dirigeant, le colonel de
La Rocque, a permis sans doute d’éviter la prise de la
Chambre des députés par des manifestants déchaînés.
Mais, au-delà de leur logique propre, les ligues
seront souvent instrumentalisées par certains leaders
de la droite traditionnelle, par ailleurs riches industriels, qui les fnancent sur leurs fonds personnels ou
grâce aux fonds secrets…
« Nous entreprendrons une marche convergente
vers cet antre qui s’appelle le Palais-Bourbon et, s’ il
le faut, nous prendrons des fouets et des bâtons pour
balayer cette chambre d’incapables », cette formule
de la Fédération des contribuables pourrait être le
programme commun des ligues…
« Les ligues sont bien la réponse française à la crise
de la démocratie libérale, selon l’historien Serge Berstein.
Profondément enracinées dans l’ histoire nationale
et la tradition activiste fondée sur la démocratie
directe qui caractérise le bonapartisme et ses avatars,
elles proposent une forme de République consulaire à
exécutif fort. »
L’antiparlementarisme et l’anticommunisme sont
le plus souvent associés à la dénonciation du « complot
franc-maçon », des « métèques » en général et des
« youtres » en particulier.
des traditions bien françaises
Les raisons de revenir sur ces événements de février 1934
sont multiples. D’une part, à l’heure où l’« Identité
nationale » est remise au goût du jour, où la lepénisation
des esprits se développe, il n’est pas inutile
de rappeler que l’extrême droite est une réalité politique
bien ancrée dans la tradition française. Le discrédit
qui l’a frappée après l’écrasement du fascisme
en 1945 n’a duré que quelques décennies. On oublie
trop souvent sa force depuis les lendemains de la
Commune et de la défaite de 1871, avec, entre autres,son rôle central dans l’afaire Dreyfus où nationalisme,
haine du « métèque » et antisémitisme obsessionnel
s’enchevêtrent totalement.
D’autre part, cette nuit d’émeute du 6 février que
l’ensemble de la gauche de l’époque a vécu comme « une
tentative de coup de force fasciste » a été l’électrochoc qui
a amené cette gauche totalement fracturée à accomplir
les premiers pas (timides) vers l’union. En réaction au
6 février, socialistes et communistes manifestent pour
la première fois ensemble dans la rue le 12 février. Cette
démarche progressera au fl des mois pour déboucher
deux ans plus tard sur la victoire du Front populaire.
Les lendemains du 6 février 1934 marquent ainsi le
véritable acte de naissance d’une autre tradition bien fran-
çaise : l’antifascisme qui pour le meilleur, mais pas toujours,
reste un marqueur essentiel du peuple de gauche.
d’inquiétantes correspondances
Des historiens, Serge Berstein, Alexis Corbière,
Philippe Corcuff, Zeev Sternhell, Benjamin Stora,
Pierre-André Taguief et Michel Winock, nous livrent
leurs analyses sur les années 30 (lire p. 64), et en quoi
elles nous renseignent ou pas sur ce que nous vivons
aujourd’hui. On y découvrira des correspondances,
comme une profonde crise économique, l’impuissance
et le discrédit des politiques et les réfexes de
repli identitaire. Persuadé que l’on saisit mieux les
événements en replongeant dedans, nous vous proposons
aussi de revivre sur le vif ces quelques jours
de février 1934 au travers de la presse. Un voyage avec
les témoins de l’époque.
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